Publié le 31 oct 2024Lecture 10 min
Prééclampsie : quelle(s) définition(s) utiliser ?
Charles GARABEDIAN, au nom du groupe des recommandations pour la pratique clinique du CNGOF
Ce texte est issu des recommandations pour la pratique clinique du Collège national des gynécologues et obstétriciens français concernant la prééclampsie, publiées dans le journal Gynécologie Obstétrique Fertilité et Sénologie.
La prééclampsie complique entre 3 et 5 % des grossesses et est responsable de 42 000 décès annuels dans le monde(1). En France, la prévalence est moindre et les données sont issues de deux essais randomisés. En 2003, dans l’essai randomisé multicentrique ERASME (aspirine versus placebo chez des femmes nullipares), la prévalence observée par Subtil et coll. était de 1,6 % (n = 3 294)(2). Dans un autre essai randomisé multicentrique évaluant la mesure du Doppler utérin chez des femmes à bas risque, Goffinet et coll. retrouvaient en 2001 une survenue de la prééclampsie chez 1,1 % des femmes (n = 3 133)(3). Plus récemment, l’enquête nationale périnatale de 2021 retrouvait un taux de 2,3 % (2,0‐2,6 %)(4).
Définition actuelle en France
La définition actuelle en France repose sur les recommandations de l'ISSHP (International Society for the Study of Hypertension in Pregnancy) publiées en 2001(5) :
– hypertension artérielle (HTA) systolique ≥ 140 mmHg et/ou diastolique ≥ 90 mmHg ;
– associée à une protéinurie ≥ 0,3 g/24 heures ;
– survenant après 20 semaines d’aménorrhée.
Cette définition a été reprise dans le consensus d’experts HTA et grossesse de la Société française d’hypertension artérielle (SFHTA) en 2015(6) et lors des recommandations formalisées d’experts sur la prise en charge de la prééclampsie sévère du Collège national des gynéco‐ logues et obstétriciens français et de la Société française d’anesthésie et de réanimation en 2021(7).
Nouvelles définitions internationales
Depuis 2018, l’ISSHP et l'ACOG (American College of Obstetricians ans Gynecologists) ont revu leur définition de la prééclampsie en élargissant leurs critères diagnostiques.
En effet, plusieurs études ont démontré que le taux de protéinurie est peu corrélé avec des issues défavorables(8‐10). Cette constatation a conduit à un élargissement des critères de diagnostic pour inclure d’autres caractéristiques de dysfonctionnement d’organe, telles que la présence de symptômes neurologiques, une thrombopénie et les anomalies des fonctions hépatiques et rénales (tableau 1).
a. Magee LA, Smith GN, Bloch C et al. Guideline No 426. Hypertensive disorders of pregnancy : diagnosis, prediction, prevention, and management. J Obstet Gynaecol Can 2022 ; 44(5) : 547‐571.e1.
b. Magee LA, Brown MA, Hall DR et al. The 2021 International Society for the Study of Hypertension in Pregnancy classification, diagnosis & management recommendations for international practice. Pregnancy Hypertens 2022 ; 27 : 148‐69.
c. Poon LC, Magee LA, Verlohren S et al. A literature review and best practice advice for second and third trimester risk stratification, monitoring, and management of pre‐eclampsia : Compiled by the Pregnancy and Non‐Communicable Diseases Committee of FIGO (the International Federation of Gynecology and Obstetrics). Int J Gynaecol Obstet 2021 ; 154 Suppl 1 : 3‐31.
d. Poon LC, Shennan A, Hyett JA et al. The International Federation of Gynecology and Obstetrics (FIGO) initiative on pre‐eclampsia : A pragmatic guide for first‐trimester screening and prevention. Int J Gynaecol Obstet 2019 ; 145 Suppl 1 : 1‐33.
e. Webster K, Fishburn S, Maresh M, Guideline Committee. Diagnosis and management of hypertension in pregnancy: summary of updated NICE guidance. BMJ 2019 ; 366 : l5119.
f. NICE. PLGF‐based testing to help diagnose suspected preterm pre‐eclampsia. Diagnostics Guidance. [Internet]. [cité le 11 oct. 2022]. www.nice.org.uk/guidance/dg49.
g. ACOG Practice Bulletin No 202 : Gestational hypertension and preeclampsia. Obstet Gynecol 2019 ; 133(1) : 1.
h. American College of Obstetricians and Gynecologists. Low‐dose aspirin use for the prevention of preeclampsia and related morbidity and mortality, 2021. www.acog.org/clinical/clinical‐guidance/practice‐advisory/articles/2021/12/low‐dose‐aspirin‐use‐for‐the‐prevention‐ofpreeclampsia‐and‐related‐morbidity‐and‐ mortality. Accessed July 22, 2022.
i. Ministry of Health NZ. Diagnosis and treatment of hypertension and pre‐eclampsia in pregnancy in New Zealand : A clinical practice guideline. [Internet]. [Cité le 2 juin 2022]. www.health.govt.nz/publication/diagnosis‐and‐treatment‐hypertension‐and‐pre‐eclampsia‐pregnancy‐new‐zealand‐clinical‐practice.
Impact de ces nouvelles recommandations
Les recommandations étant récentes, il existe peu de littérature évaluant leur impact sur l’incidence de la prééclampsie et le devenir maternel et périnatal.
Reddy et coll. ont évalué l’impact des critères élargis en comparant les trois définitions détaillées plus haut (ISSHP 2001, ISSHP 2018 et ACOG 2018)(11). Ils ont réalisé une étude rétrospective de cohorte dans trois hôpitaux australiens.
Ont été incluses 22 094 grossesses monofœtales (exclusion dans cette série des grossesses multiples et des grossesses compliquées de malformations fœtales). Les critères de jugement étaient l’incidence de la prééclampsie en fonction de la définition avec analyse des cas supplémentaires diagnostiqués.
Étaient également analysés les marqueurs biochimiques de la prééclampsie ainsi qu’un critère composite de complications maternelles (transfert en réanimation, insuffisance rénale aiguë, œdème aigu pulmonaire, hématome rétroplacentaire, HELLP syndrome, hématome sous‐capsulaire du foie, CIVD, complications vasculaires cérébrales et décès) et un autre de complications périnatales (transfert en réanimation > 48 heures, âge gestationnel de naissance inférieur à 34 SA, score d’Apgar < 7 à 5 min).
Le tableau 2 reprend les principaux résultats de cette étude.
P/Ct U: protéine/créatinine urinaire ; Plq : plaquettes ; Creat : créatinine ; AG : âge gestationnel ; SA : semaines d’aménorrhée.
Résultats présentés en médiane (interquartile) ou nombre (pourcentage calculé sur les femmes considérées comme prééclamptiques).
a : p < 0,001 ; b : p < 0,01 ; c : p = 0,05
Parmi les patientes supplémentaires (ACOG 2018 et ISSHP 2018), 2/3 et 6/9 ont au moins le critère naissance avant 34 SA dans le critère composite périnatal. Il n’est pas possible de mieux le détailler.
L’incidence de la prééclampsie était de 3,0 % selon la définition ISSHP 2001, de 3,2 % selon l’ACOG 2018 (augmentation relative de 6,4 % par rapport à ISSHP 2001), et de 3,4 % selon l’ISSHP 2018 (augmentation relative de 14,8 % par rapport à ISSHP 2001).
Par ailleurs, les femmes diagnostiquées en plus avaient une hypertension moins importante avec moins de nécessité de sulfate de magnésium à but maternel. Le taux de retard de croissance inférieur au 3e percentile était, par définition, plus élevé chez les femmes diagnostiquées en plus grâce aux critères ISSHP 2018 (13,4 % vs 6,0 % dans le groupe ISSHP 2001, p < 0,01). Les critères de l’ISSHP 2018 les mieux associés à la détection des complications maternelles ou périnatales étaient le petit poids pour l’âge gestationnel (ORa = 7,42 ; IC 95 % : 4,73‐11,65), la créatinémie > 90 µmol/L (ORa=3,21 ; IC 95 % : 1,63‐6,30), la protéinurie (ORa = 2,89 ; IC 95 % : 1,37‐6,08), les plaquettes inférieures à 150 x 109 /L (ORa= 2,09 ; IC 95 % : 1,34‐3,24) et les ASAT ou ALAT > 40 µmol/L (ORa = 1,66 ; IC 95 % : 1,04‐2,67). À l’inverse, les com plications neurologiques (céphalées sévères, scotome visuel, clonus), trop subjectives, ne permettaient pas une bonne détection (OR = 1,34 ; IC 95 % : 0,88‐2,05).
Au final, cette étude montre que pour 100 prééclampsies identifiées par les critères ISSHP 2001, les critères ACOG 2018 et ISSHP 2018 identifieront respectivement 6 et 15 cas supplémentaires. Ces cas présentent une forme peu sévère de prééclampsie avec un âge gestationnel de naissance plus tardif et moins de complications périnatales que les patientes diagnostiquées par les critères ISSHP 2001. Il n’est ainsi pas certain que l’utilisation d’une nouvelle définition diminuerait la morbidité maternelle ou néonatale.
Par ailleurs, la prévalence de la prééclampsie en France est deux à trois fois inférieure à celle de la population australienne selon la définition de l’ISSHP 2001 dont la définition française est similaire actuellement (3 % dans cette étude versus 1,2 ou 1,6 % selon les études citées au début de ce chapitre).
Une autre étude s'appuyant sur le même type de comparaison retrouvait les mêmes résultats(12). Il s’agissait d’une étude rétrospective de cohorte anglaise, incluant 66 964 femmes avec une grossesse monofœtale sans anomalie chromosomique ou malformative. L’incidence de la prééclampsie était respectivement de 2,8 %, de 3,0 % et de 3,4 % selon les définitions ISSHP 2001, ACOG 2018 et ISSJP 2018. Les cas supplémentaires diag nostiqués étaient à nouveau des formes peu sévères de prééclampsie avec notamment un âge gestationnel et un poids de naissance supérieurs dans les formes diagnostiquées en plus en comparaison avec celles ayant une définition de prééclampsie selon les critères de l’ISSHP 2001.
Enfin, Lai et coll. ont évalué les définitions de l’ACOG et de l’ISSHP pour le dépistage des formes sévères de prééclampsie à terme (≥ 37 SA)(13). Il s’agissait d’une cohorte prospective dans deux maternités anglaises de toutes les femmes ayant une grossesse monofœtale (n = 15 249), sans anomalie fœtale malformative, avec une évaluation entre 35 et 37 SA comprenant un examen clinique, une évaluation échographique (poids fœtal estimé, mesures Doppler fœtaux et utérins) et le dosage des facteurs angiogéniques.
Les différentes définitions ont ensuite été évaluées : ISSHP 2001, ACOG 2018, ISSHP découpées en ISSHP‐M (facteurs maternels de la définition ISSHP 2018), ISSHP‐MF (facteurs maternels et fœtaux de la définition ISSHP 2018), ISSHP‐MF‐AI (facteurs maternels, fœtaux de la définition ISSHP 2018 et marqueurs angiogéniques). Leurs critères principaux d’évaluation étaient : survenue d’une hypertension artérielle sévère, d’un critère composite maternel (décès ou morbidité sévère) et périnatal (décès ou morbidité sévère), transfert en réanimation néonatale > 48 heures et poids de nais‐ sance inférieur au 10e percentile. Dans leur population, l’incidence variait selon la définition de la prééclampsie entre 1,8 % (ISSHP 2001), 2,1 % (ACOG), 2,6 % (ISSHP‐M), 2,8 % (ISSHP‐MF) et 3,3 % (ISSHP‐MF‐AI). Les taux de détection de complications sévères étaient plus élevés dans les groupes ISSHP‐MF et ISSHP‐ MF‐AI que dans le groupe ISSHP 2001. Par exemple, les taux de détection d’hypertension artérielle sévère étaient respective‐ ment de 40,6 %, de 59,2 % et de 66,9 % dans les groupes ISSHP 2001, ISSHP‐MF et ISSHP‐MF‐AI ; et ceux de mortalité périnatale et de morbidité majeure de 46,9 %, de 62,2 % et de 71,1 %. Les auteurs ne précisent pas les valeurs prédictives positives et négatives, ni les aires sous la courbe. Ils concluent ainsi que l’utilisation d’une définition plus large de la prééclampsie permettait une meilleure détection des complications maternelles et périnatales.
Toutefois cette étude a plusieurs limites : le bilan réalisé entre 35 et 37 SA ne correspond pas à la pratique courante française, avec notamment le dosage des facteurs angiogéniques, et les caractéristiques de la classification ISSHP ont été divisées en plusieurs groupes, car les auteurs ne pouvaient avoir tous les éléments dans leur base de données (par exemple les complications neurologiques). Enfin, en doublant quasiment l’incidence d’une maladie (ISSHP 2001 vs ISSHP‐MF‐AI), il est logique d’avoir une meilleure détection d’une complication. Il aurait été intéressant d’évaluer le pouvoir prédictif des différentes classifications.
Quelle classification adopter : ISSHP 2018 ou ACOG 2018 ?
Les études citées ci‐dessus nous montrent que la mise en œuvre de nouvelles définitions plus larges de la prééclampsie entraînera une augmentation de l’incidence de la maladie. Cependant, les femmes répondant exclusivement aux nouveaux critères ont un phénotype de maladie moins sévère. De plus part, il s’agit d’études de cohorte issues de bases de données n’évaluant pas le potentiel risque iatrogénique : plus la définition sera élargie, plus les soignants diagnostiqueront des formes peu sévères avec un risque d’augmentation des interventions sans réel bénéfice maternel ou périnatal. Par ailleurs, aucune étude n’a démontré que, en adoptant une nouvelle définition majorant l’incidence de la maladie (prééclampsie), cette stratégie permettait de diminuer la morbidité maternelle ou périnatale sévère, en comparaison avec l’utilisation de l’ancienne définition, et ce avec une incidence des effets néfastes (qui n’ont jamais été évalués mais qui existent forcément comme pour toute stratégie médicale) acceptable.
Enfin, la prévalence de la pré‐ éclampsie en France est deux fois moindre que dans les études américaines. La modification de la définition, avec l’intégration de nombreux paramètres complexifiant la prise en charge, nécessitera beaucoup d’efforts de la part des professionnels de santé pour un nombre de cas supplémentaire détectable très faible.
Ainsi, les avantages cliniques de l’utilisation de nouvelles définitions plus larges restent donc à démontrer, au risque d’augmenter l’utilisation des ressources de santé sans améliorer les devenirs maternels et périnataux.
Protéinurie des 24 heures ou rapport protéine/créatinine urinaire ?
Les récentes recommandations de l’ISSHP 2018 et de l’ACOG 2018 proposent comme définition de la protéinurie une valeur ≥ 300 mg/24h ou un ratio protéinurie/créatininurie (P/C) ≥ 30 mg/mmol. Ces examens sont en effet corrélés. Dans une cohorte prospective française incluant 148 femmes (216 échantillons urinaires), Berthet et coll. retrouvaient une forte corrélation entre le ratio P/C et la protéinurie des 24 heures (r = 0,80 ; p < 0.001)(14).
Une récente revue et métaanalyse a évalué le ratio P/C dans le diagnostic de la protéinurie chez les femmes enceintes avec hypertension(15). Les auteurs ont inclus 28 études avec un total de 3 577 femmes. En prenant comme référence la protéinurie des 24 heures et pour un seuil de P/C à 30 mg/mmol, la sensibilité était de 91 % et la spécificité était de 89 %. En excluant les premières urines du matin (analyse chez 1 868 femmes), l’exactitude diagnostique était améliorée avec une sensibilité et une spécificité à 93 %.
Enfin, les avantages du ratio P/C sont sa simplicité avec moins de contrainte pour les patientes et l’obtention du résultat plus rapidement.
En conclusion quelle définition de la prééclampsie ?
Le groupe d’experts propose d’adapter la définition actuelle française telle que décrite au début de ce chapitre en y rajoutant le ratio P/C urinaire :
• hypertension artérielle (HTA) systolique ≥ 140 mmHg et/ou diastolique ≥ 90 mmHg ;
• associée à une protéinurie ≥ 0,3g/24 h ou un ratio protéinurie/créatininurie ≥ 30 mg/mmol (soit 0,27 g/g) ;
• survenant après 20 semaines d’aménorrhée.
Les experts soulignent cependant qu’il existe des formes rares et atypiques apparentées à une prééclampsie qui, stricto sensu, n’entrent pas dans la définition de la prééclampsie telle que décrite ci‐dessus du fait de l’absence d’une protéinurie. Dans ces situations rares, l’absence d’une protéinurie n’exclut pas le diagnostic d’une prééclampsie en cas d’HTA gravidique associée à des signes de gravité d’une pré‐éclampsie sévère, tels que définis par la SFAR et le CNGOF en 2020.
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