Publié le 12 déc 2007Lecture 9 min
L’étude de la fonction rénale chez la femme enceinte : quels examens prescrire ?
P. POULAIN*, V. JOYEUX** * Département d’Obstétrique et Gynécologie, CHU RENNES ** Service de Néphrologie, CHU RENNES
Pourquoi étudier la fonction rénale pendant la grossesse ? Certaines pathologies de la grossesse ont une expression rénale (prééclampsie) et les maladies rénales chroniques sont parfois révélées en cours de grossesse. Dans ces derniers cas, le pronostic est dicté par 3 paramètres prédominants : le degré d’insuffisance rénale en début de grossesse, l’HTA et sa sévérité, l’importance de la protéinurie. Tous ces points augmentent la mortalité périnatale, la prématurité, les petits poids de naissance, ainsi que le risque d’altération de l’état maternel (insuffisance rénale terminale dans les mois ou années suivant l’accouchement). L’appréciation de la fonction rénale et de la tension artérielle a une importance majeure pour le dépistage, le diagnostic et la prise en charge de ces pathologies. Particularités du bilan rénal pendant la grossesse Il existe dès le 1er trimestre de grossesse une augmentation de l’ordre de 50 % de la filtration glomérulaire et du débit plasmatique rénal : l’étude de la fonction rénale s’en trouve modifiée. La clairance de la créatinine (capacité d’épuration plasmatique par les reins) atteint des valeurs allant de 110 à 150 ml/min ; en conséquence, le taux de créatinine plasmatique est inférieur à 80 µmol/l. L’élimination urinaire du glucose, des bicarbonates et de l’albumine est augmentée ; la natrémie est basse contribuant à diminuer l’osmolalité sérique. Enfin, l’anatomie de l’appareil réno-urinaire se modifie : les reins sont augmentés de volume (> 30 %) et les voies urinaires sont dilatées. Lorsque ce bilan initial est normal et que les examens deviennent anormaux plus tard dans la grossesse, il s’agit d’une pathologie liée à la grossesse, en particulier une prééclampsie dont le pronostic est imprévisible (cf. encadré ). À l’inverse, des anomalies constatées dès la fin du 1er trimestre indiquent une pathologie antérieure à la grossesse. Ces deux situations sont très différentes. En cas de glomérulopathie préexistante (protéinurie ± hématurie microscopique), le pronostic est souvent bon, à condition qu’il n’y ait ni insuffisance rénale ni syndrome néphrotique et en l’absence de maladie auto-immune. Ce peut être le cas d’une néphropathie à IgA (maladie de Berger) qui constitue la plus fréquente des néphropathies glomérulaires primitives de l’adulte jeune et se manifeste par une hématurie parfois isolée. La maladie reste longtemps peu symptomatique et sa découverte en début de grossesse est possible. Elle peut rester stable et ne donner aucune complication jusqu’à l’accouchement. Ailleurs, elle évolue en cours de grossesse avec une accentuation de la protéinurie, une HTA, voire une insuffisance rénale dans les formes plus avancées. Sa découverte en fin de grossesse évoque, à tort, une prééclampsie : l’association est possible (prééclampsie surajoutée). Définitions de la prééclampsie, de ses formes sévères et du HELLP syndrome. Prééclampsie 1 HTA apparue après 20 SA systolique ≥ 140 mmHg ou diastolique ≥ 90 mmHg à 2 reprises à 4-6 heures de délai, au repos et en position assise 2 Protéinurie > 0,3 g/24 heures (Ž + à 2 reprises) Formes sévères de prééclampsie 1 Si HTA sévère : systolique ≥ 160 mmHg ou diastolique ≥ 110 mmHg 2 Signes cliniques associés : douleurs épigastriques, nausées, vomissements, céphalées persistantes, troubles visuels, confusion, hyperréflexie ostéotendineuse, évidence d’une atteinte multiviscérale… 3 Protéinurie > 5 g/24 heures créatininémie > 100 µmol/l oligurie (diurèse < 20 ml/heure soit < 500 ml/24 heures) hémolyse, cytolyse hépatique, thrombopénie < 100 000/ml (HELLP) HELLP Syndrome 1 Hémolyse (LDH totale > 600 UI/l) 2 Cytolyse hépatique (ASAT, ALAT > 70 UI/l) 3 Thrombopénie moyenne (< 100 000/ml) à sévère (< 50 000/ml) N.B. : HTA ou protéinurie manque dans 10-15 % des HELLP syndromes Dépister : comment ? La surveillance d’une grossesse normale repose, lors de chaque consultation, à chaque occasion, sur la vérification de la TA (cf. encadré ) et d’un dépistage urinaire à la bandelette : c’est ce dernier point que nous discutons. Les bandelettes de dépistage urinaire (étude de la glycosurie, albuminurie, pH, densité des urines, nitrites, hématies, leucocytes, etc.) sont d’une grande sensibilité à condition d’une utilisation rigoureuse. Elles doivent être conservées à température ambiante (T° < 30°C, attention en pays chauds), jamais au réfrigérateur. Il faut utiliser des urines fraîches (du jour), obtenues après une toilette génitale, en ne conservant que les urines du milieu de jet. Le flacon de recueil ne doit contenir ni conservateur ni détergent. La lecture se fait en utilisant la bande visuelle colorimétrique et en respectant les temps de lecture (30’’ pour le glucose, 60’’ pour l’ensemble des informations [protéine, pH, densité…], 1 à 2 minutes pour la leucocyturie) ; l’utilisation d’un appareil de lecture automatique (photomètre) est plus rapide et probablement plus fiable. L’élément central de ce dépistage est la recherche d’une protéinurie à la bandelette Cette recherche est d’une grande sensibilité, en particulier pour l’albumine dont le seuil de détection est de 60 mg/l. Le résultat est interprété en fonction du contexte, en particulier de la densité urinaire indiquée sur les bandelettes (urines concentrées en cas de densité > 1,030, urines diluées si densité < 1,005) : – résultat négatif ou traces si les urines sont concentrées : la valeur négative est alors très fiable ; des examens supplémentaires ne sont pas nécessaires ; – présence de traces ou plus sur des urines diluées (densité < 1,005) : il s’agit vraisemblablement d’une protéinurie significative qui doit être étudiée au laboratoire ; – résultat ≥ ++ : il s’agit d’une protéinurie significative à étudier au laboratoire. Des faux positifs surviennent en cas d’une lecture de bandelette au-delà d’une minute, en cas de pH urinaire > 9,0 (infection urinaire), ou lorsque le flacon de recueil contient un détergent. Une bandelette positive doit toujours conduire à une confirmation au laboratoire Il faut commencer par éliminer une infection urinaire : lorsque la recherche de nitrites et de leucocytes est négative sur la bandelette, une infection urinaire peut être exclue. En cas de positivité de l’un ou l’autre, il faut faire un ECBU. En l’absence d’infection urinaire, prescrire un dosage de protéinurie des 24 heures, rechercher une hématurie (sur la bandelette et sur le résultat de l’ECBU ; le compte d’Addis est inutile), étudier la fonction rénale (ionogramme sanguin, créatinémie, voire électrophorèse des protides…). La protéinurie des 24 heures, au laboratoire, doit toujours être interprétée sur un résultat exprimé en grammes/24 h (jamais en g/litre). Pendant la grossesse, le résultat est anormal si ≥ 0,3 g/24 h (0,15 en dehors de la grossesse). Cette positivité signifie une atteinte glomérulaire. En cas de protéinurie importante, un syndrome néphrotique est défini par une protéinurie > 3 g/24 h avec hypoalbuminémie < 30 g/l. L’association à une hématurie est de même classique d’une glomérulopathie. Dans ces cas, il faut évaluer la fonction rénale, c’est-à-dire la filtration glomérulaire L’ANAES (2002) définit l’insuffisance rénale pour un débit de filtration glomérulaire (DFG) < 60 ml/min/ 1,73 m2 de surface corporelle, modérée jusqu’à 30, sévère de 29 à 15, terminale si < 15 ml/min. Ces valeurs ne sont pas strictement utilisables pendant la grossesse (du fait de l’augmentation du débit plasmatique rénal) et il faut exiger un DFG > 80 ml/min pour définir une fonction rénale normale. Cette évaluation se fait par le dosage de la créatinine plasmatique (valeurs normales < 80 µmol/l pendant la grossesse). Néanmoins, c’est un marqueur peu sensible d’une insuffisance rénale débutante. Dans les cas douteux, demander au laboratoire une évaluation par la formule de Cockroft (encadré ci-dessous) qui estime la clairance de la créatinine (pour des adultes entre 50 et 75 kg) au 1er trimestre de la grossesse, avec moins de précision au-delà. Formule de Cockroft DFG (ml/min) = 1,04 x ([140 – âge] x poids/créat [µmol/l]) (valeurs normales = 95 ± 20 ml/min) L’étude du ionogramme sanguin (Na, K, Cl) est dominée par le résultat du potassium En cas de maladie rénale ou d’HTA, une hypokaliémie signifie un hyperaldostéronisme qui peut être primaire (syndrome de Cohn) ou secondaire (sténose de l’artère rénale, intoxication par le réglisse) : des explorations sont éventuellement orientées vers ces diagnostics. En cas d’insuffisance rénale, une hyperkaliémie doit être corrigée, le pronostic vital étant engagé à partir de 6,5 mmol/l. L’uricémie s’élève avec l’altération de la fonction rénale alors que la baisse des bicarbonates (HCO3-) traduit une acidose métabolique qui doit être traitée. Quand faut-il aller plus loin ? Lorsqu’une atteinte rénale est diagnostiquée et qu’une recherche étiologique est débutée. C’est, selon les cas, la recherche d’un lupus (facteurs antinucléaires, anticoagulant circulant, recherche d’un antiphospholipide) ou d’un diabète (HGPO), la recherche d’une sténose de l’artère rénale, de calculs urinaires, d’une hypoplasie rénale par l’imagerie rénale (échographie rénale morphologique et Doppler), la recherche d’une microangiopathie thrombotique et des autres pathologies rénales vasculaires (hémolyse, troubles de la coagulation, imagerie d’une nécrose corticale, etc.). Il faut enfin préciser que les biopsies rénales ne sont pratiquement plus réalisées en cours de grossesse, hormis les cas de découverte d’une insuffisance rénale évolutive lors de la 1re moitié de la grossesse : le plus souvent, le prélèvement est effectué dans le post-partum. Conclusion Le dépistage systématique, rigoureux et répété des anomalies urinaires à l’aide des bandelettes est un outil clinique de grande valeur. Il doit permettre de reconnaître en début de grossesse une néphropathie préexistante parfois méconnue et est un élément essentiel du dépistage de la prééclampsie plus tard dans la grossesse.
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