Cancérologie
Publié le 22 fév 2010Lecture 11 min
Retentissement osseux et articulaire des traitements du cancer du sein
K. BRIOT, Université René-Descartes, service de rhumatologie, AP-HP hôpital Cochin, Paris
Le caractère hormonodépendant du cancer du sein justifie l’utilisation de traitements hormonomodulateurs qui sont à l’origine d’un hypogonadisme conduisant à une perte osseuse et à une augmentation du risque de fracture. Les inhibiteurs de l’aromatase sont associés à une augmentation du risque de fracture et une perte osseuse. Si cet effet est connu et pose surtout un problème de prévention, la survenue de douleurs péri-articulaires, voire articulaires, chez les patientes traitées par inhibiteurs de l’aromatase illustre le fait que les tissus de l’appareil locomoteur sont estrogéno-sensibles. Quand les douleurs sont sévères, et en particulier dans les cas où l’interruption du traitement est envisagée, l’intervention d’un rhumatologue est utile afin d’envisager des examens complémentaires et d’adapter le traitement antalgique.
L’ incidence annuelle du cancer du sein est en augmentation avec près de 40 000 nouveaux cas par an en France, dont les deux tiers surviennent chez les femmes ménopausées. Le caractère hormonodépendant des cancers du sein justifie l’utilisation de traitements hormonomodulateurs qui sont associés à une augmentation du risque de fracture et à la survenuede symptômes musculosquelettiques. Effets osseux des traitements hormonomodulateurs utilisés dans le cancer du sein Inhibiteurs de l’aromatase (IA) L’aromatase est l’enzyme qui permet la synthèse d’estrogènes à partir des androgènes. Son inhibition provoque un effondrement du taux d’estradiol résiduel. Chez les femmes saines de plus de 65 ans, le risque fracturaire est multiplié par 2,5 lorsque le taux résiduel d’estradiol est < 5 pg/ml par rapport à celui des femmes qui ont une estradiolémie entre 5 et 25 pg/ml. Les anti-aromatases se subdivisent en deux groupes : non stéroïdiens (anastrozole, létrozole) et stéroïdien (exémestane). Anastrozole L’étude ATAC a comparé l’anastrozole associé au tamoxifène versus anastrozole seul versus tamoxifène seul. Après 5 ans de traitement, l’incidence des fracturesétait de 11 % pour l’anastrozole et de 7,7 % sous tamoxifène (RR = 1,44, IC95 % : 1,21-1,68) (1). Le risque fracturaire des patientes traitées par anastrozole est maximal à 24 mois puis reste en plateau. Ceci suggère plus l’existence d’une population à risque fracturaire (donc avec une ostéoporose ou une perte osseuse rapide à l’instauration d’un traitement) qu’une toxicité osseuse cumulative de l’anti-aromatase. L’évolution de la densité minérale osseuse (DMO) a été étudiée dans un sous-groupe de patientes de l’étude ATAC. La DMO mesurée à la colonne lombaire et à la hanche diminue significativement dans le groupe anastrozole comparé au tamoxifène dès la première année. Après 5 ans d’administration de l’anastrozole, la perte osseuse se poursuit aux 2 sites, sans plateau, elle a été évaluée à 6,1 % au rachis lombaire et à 7,2 % à l’extrémité supérieure du fémur contre une variation positive de 2,8 % et de 0,7 % pour les femmes traitées par tamoxifène. Son ampleur est insuffisante pour rendre ostéoporotiques des femmes initialement normales, mais justifie la surveillance des femmes ostéopéniques. Létrozole Après un traitement adjuvant par tamoxifène pendant 5 ans, l’administration de létrozole chez des femmes ménopausées a entraîné une tendance à un surcroît d’ostéoporose (déclarée par la patiente) dans le groupe létrozole comparée au placebo. Dans un sous-groupe de 226 femmes non ostéoporotiques (T-score > -2), après un suivi médian de 1,6 an, la DMO diminue de 5,35 % au rachis lombaire et de 3,6 % à la hanche totale dans le groupe létrozole contre une diminution de 0,7 et 0,71 % dans le groupe placebo (p < 0,05). La proportion de fractures n’est pas significativement différente entre le groupe létrozole (3,6 %) et le groupe placebo (2,9 %) à 2 et 3 ans. Exémestane Après un traitement adjuvant par tamoxifène pendant 3 ans, 4 742 malades ont été randomisés pour recevoir soit de l’exémestane, soit poursuivre le tamoxifène pour une durée totale de 5 ans. Une incidence plus importante d’ostéoporose a été rapportée dans le groupe exémestane (7,4 %) en comparaison avec le groupe placebo (5,7 %) (p = 0,05). Cette étude a aussi montré une proportion différente des fractures dans le groupe exémestane (3,1 % versus 2,3, p = 0,08), mais la différence n’est pas significative. Les 3 IA sont associés à une augmentation du risque de fracture et la perte osseuse observée pendant les 2 premières années est comparable pour les 3 IA (2). La perte osseuse à 5 ans est de l’ordre de 6 %. Cet élément est important à prendre en compte dans la pré vention de la perte osseuse induite par inhibiteurs de l’aromatase. Le risque de devenir ostéoporotique est faible pour une femme ostéopénique et nul pour une femme ayant une DMO normale avant traitement. Effets des autres traitements Tamoxifène Chez la femme ménopausée, le tamoxifène possède un effet antiestrogène sur le tissu mammaire et un effet estrogénique faible sur le tissu osseux à l’origine d’une action positive sur la densité osseuse, alors que chez la femme non ménopausée le tamoxifène entraîne une perte osseuse(3). Plusieurs études ont montré une prévention de la perte osseuse chez des femmes ménopausées traitées par tamoxifène pour cancer du sein. L’effet antifracturaire du tamoxifène reste discuté. Agonistes de la GnRH L’utilisation de goséréline pendant 2 ans chez les femmes non ménopausées entraîne une diminution rapide et importante de la DMO au rachis lombaire (-10,5 % contre -6,5 % dans le groupe traité par chimiothérapie, p = 0,0005), et au col fémoral (-6,4 % vs -4,5 %, p = 0,04). Un an après, la récupération de la DMO est partielle chez les femmes traitées par agonistes de la GnRH, alors que la perte osseuse se poursuit chez celles qui avaient reçu la chimiothérapie. Comment prévenir la perte osseuse ? Sur le plan thérapeutique, les bisphosphonates sont utiles dans une telle situation. On n’utilisera pas le raloxifène en raison des résultats défavorables du groupe anastrozole-tamoxifène de l’étude ATAC. L’essai randomisé Z-FAST a cherché à déterminer la stratégie optimale afin de prévenir la perte osseuse chez des femmes ménopausées à densité osseuse normale traitées par létrozole : les stratégies évaluées étaient de débuter le zolédronate 4 mg (1 injection tous les 6 mois) dès le début du traitement par anti-aromatase, ou d’attendre la diminution de la densité osseuse avant de débuter le traitement (4). À 1 an, le zolédronate prévient la perte osseuse chez la femme ménopausée recevant un traitement par létrozole. Dans le groupe non traité par zolédronate, 4 et 8 % des patientes ont une diminution significative de la densité osseuse à 6 et 12 mois nécessitant un recours par un traitement par zolédronate. Les bisphosphonates oraux sont également efficaces pour prévenir la perte osseuse induite par les IA. Sur le plan thérapeutique, les bisphosphonates sont utiles dans la prévention de la perte osseuse. La densité minérale osseuse doit être mesurée en début de traitement. Il est logique aujourd’hui de proposer un traitement par bisphosphonates chez les femmes ménopausées recevant une antiaromatase, si elles ont eu fracture ostéoporotique et si elles sont déjà ostéoporotiques (T-score ≤ -2,5). Chez les patientes non fracturées avec une densité osseuse au-dessus de ce seuil, il n’est pas possible de connaître aujourd’hui l’intérêt d’un tel traitement préventif. En cas d’ostéopénie, on peut proposer un traitement par bisphosphonates chez les patientes les plus âgées et/ou s’il existe plusieurs facteurs de risque de fracture (antécédent de corticothérapie, maigreur, ostéoporose familiale, etc.). Sinon, une densitométrie de surveillance sera pratiquée après 12 à 24 mois. Douleurs articulaires liées à la prise d’inhibiteurs de l’aromatase Fréquence des douleurs articulaires La prévalence des douleurs articulaires liées aux inhibiteurs de l’aromatase rapportée dans les essais randomisés est très variable en raison du manque de précision dans la description de ces douleurs. Les études font état d’arthralgie, d’arthrose, de myalgies ou de désordres musculosquelettiques. Si la fréquence des douleurs articulaires varie selon les essais, la survenue de ces douleurs est liée à un effet de classe. Il est intéressant de noter que dans l’étude ATAC, 35,6 % des patientes sous anastrozole et 29,4 % des patientes sous tamoxifène rapportaient des douleurs articulaires à 5 ans. La question est de savoir si la fréquence de ces douleurs est la même dans la pratique clinique. Le suivi de petits effectifs de femmes traitées par inhibiteurs de l’aromatase montre que cette fréquence serait plus élevée, de 20 à 61 %. Caractéristiques des douleurs articulaires Dans l’étude ATAC, les douleurs observées dans le groupe anastrozole correspondent à une augmentation de douleurs préexistantes dans la moitié des cas. Les symptômes apparaissent avec un pic de fréquence à 6 mois, et pour la majorité d’entre eux, au cours des 2 premières années ; la disparition de ces symptômes est observée en 6 mois pour la moitié des patientes et à 18 mois pour 75 % d’entre eux (5). Dans ce contexte d’étude, seules 2,1 % des patientes souffrant de douleurs articulaires ont arrêté le traitement pour cette raison. Dans une étude transversale conduite chez 200 femmes, K.D. Crew et coll. ont rapporté que 50 % des femmes décrivent des douleurs musculosquelettiques qui prédominent aux mains, aux genoux et au rachis. Les femmes qui ont reçu une chimiothérapie par taxanes ont un risque multiplié par 4 d’avoir des douleurs articulaires(6). Chez 12 femmes traitées par inhibiteur de l’aromatase avec des douleurs articulaires des mains, l’échographie et l’IRM des mains ont montré une ténosynovite des fléchisseurs dans 11 cas, une ténosynovite des extenseurs dans 4 cas, et un épanchement intra-articulaire des MCP dans 2 cas. Il n’existait pas de syndrome inflammatoire ni d’anomalie immunologique. 50 % des femmes décrivent des douleurs musculosquelettiques qui prédominent aux mains, aux genoux et au rachis. Quelle origine ? L’origine de ces douleurs articulaires n’est pas connue mais elles sont proches de celles observées dans les situations de carence hormonale comme le traitement par agoniste de la GnRH ou la ménopause naturelle. À l’arrêt d’un traitement hormonal substitutif de la ménopause, les symptômes les plus fréquents sont des douleurs et des raideurs, de localisation imprécise ; le suivi des femmes de l’étude WHI (Women Health Initiative study) a montré que 36 % des femmes ayant arrêté le THS rapportaient ces symptômes, contre 22 % des femmes du groupe placebo. Les estrogènes peuvent avoir un effet antinociceptif. Il a été démontré un effet direct des estrogènes sur les fibres opioïdes du système nerveux central ; l’administration d’estrogènes à des animaux ovariectomisés augmente la transcription d’enképhalines dans la moelle. Par ailleurs, la présence de l’aromatase a été observée dans les cellules de la corne postérieure de certaines espèces animales, sans que son rôle soit bien compris. La fréquence des douleurs inflammatoires, en particulier des mains, fait s’interroger sur les liens avec l’éventuel rôle immunomodulateur de l’estradiol. Les déficits estrogéniques observés chez les souris KO pour le gène de l’aromatase s’accompagnent de manifestations auto-immunes lymphoprolifératives évoquant un syndrome de Sjögren. Conduite à tenir Lors de la prescription des antiaromatases, il est utile de prévenir les patientes de la probabilité élevée de survenue de ces douleurs et d’aggravation des douleurs préexistantes. Dans la plupart des cas, un traitement antalgique ou AINS suffit. Lorsque l’interruption du traitement est envisagée, l’avis d’un rhumatologue est indispensable afin d’envisager des examens complémentaires. Il fera par l’examen clinique la part entre une arthrose congestive d’allure inflammatoire, et d’une éventuelle polyarthrite débutante. Il jugera de l’opportunité de faire réaliser les examens habituels pour écarter un rhumatisme inflammatoire ou rechercher une autre cause de polyalgies (calcémie, enzymes musculaires, dosage des hormones thyroïdiennes, anticorps antinucléaires, facteur rhumatoïde, etc.). Dans certains cas, le changement d’anti-aromatase permet d’atténuer les symptômes. En pratique Les traitements hormonomodulateurs des traitements des cancers du sein entraînent une perte osseuse et un risque de fracture, justifiant de réaliser une mesure de la densité minérale osseuse. Un traitement par bisphosphonates est indiqué en cas de fracture et/ou d’ostéoporose densitométrique. Les symptômes musculosquelettiques illustrent le fait que les tissus de l’appareil locomoteur sont estrogéno-sensibles. Chez les patientes prévenues de la possibilité de survenue de ces symptômes et de leur bénignité, la prise en charge repose sur les antalgiques et les antiinflammatoires. Quand les douleurs sont sévères, et en particulier dans les cas où l’interruption du traitement est envisagée, le rhumatologue réalisera des examens complémentaires et adaptera le traitement antalgique.
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