Publié le 20 oct 2024Lecture 9 min
Estrogènes : AINS et contamination par le virus SARS-CoV-2, nouveaux facteurs de risque thrombogène ?
Daniel ROTTEN, Paris
Faut-il interrompre la contraception orale chez une femme lorsqu’on prescrit des anti-inflammatoires non stéroïdiens ou lorsqu’elle est contaminée par le virus SARS-CoV-2 ? Comme les estrogènes, ces deux situations constituent chacune des facteurs de risque d’accidents thromboemboliques veineux. Nous savons que les divers facteurs de risque agissent en synergie.
Contraception hormonale, accidents thromboemboliques veineux et prise d’AINS
L’analyse de la question posée se décline en trois volets :
– certains contraceptifs hormonaux sont à risque d’accident thromboembolique veineux ;
– certains anti‐inflammatoires non stéroïdiens (AINS) sont à risque d’accidents thrombotiques ;
– quid en cas de prise concomitante de contraceptifs hormonaux et d’AINS ?
Accidents thromboemboliques et contraceptifs hormonaux
En cas d’utilisation de contraceptifs hormonaux, le risque thrombo embolique veineux (phlébite des veines profondes, embolie pulmonaire) dépend principalement de deux facteurs : la dose d’éthinylestradiol, la posologie et le type de progestatif utilisé. Les estrogènes augmentent la transcription de divers gènes codant pour des facteurs de la coagulation et diminuent celle de plusieurs facteurs inhibiteurs, ce qui entraîne une hypercoagulabilité. Les progestatifs ont une action plus complexe(1).
Selon une métaanalyse de la Cochrane database publiée en 2014, lors de la prise de contraceptifs oraux combinés, le risque est multiplié par un facteur 3 environ avec les pilules contenant un progestatif de 2e génération, par un facteur 4 avec les pilules contenant un progestatif de 3e génération et par un facteur 5 avec les associations contenant un progestatif non classé en générations (cyprotérone, drospirénone)(1). Les progestatifs (non injectables) seuls n’entraînent pas d’augmentation de risque.
Accidents thromboemboliques et AINS
Lorsqu’ils sont utilisés par voie systémique, les AINS (acide acétylsalicylique exclu) entraînent une augmentation des accidents thrombotiques artériels (vasculaires, cardiaques et cérébraux) et des accidents thrombo emboliques veineux. Ces observations s’appliquent aux AINS traditionnels mais aussi aux inhibiteurs spécifiques de la cyclo‐oxygénase‐2.
Les AINS agissent en modifiant l’équilibre prostacyclines/thromboxane. On observe successivement une activation des plaquettes, leur agrégation et l’activation de la cascade de la coagulation.
Utilisation concomitante de contraceptifs oraux et d’AINS
Amani Meaidi et coll. ont réalisé une étude historique de cohorte, destinée à quantifier l’effet de la prise d’AINS chez les utilisatrices de contraception hormonale (encadré)(a). Par rapport à la prise de contraceptifs seuls, on n’observe pas de surrisque en cas de prise concomitante d’AINS s’il s’agit de contraceptifs associés à un risque thrombogène « faible ou nul ». En revanche, le risque est multiplié par un facteur 8 à 11 en cas d’utilisation de contraceptifs à risque thrombogène « moyen » ou « élevé » (figure 1). À noter, le risque associé à la prise d’AINS seuls est pratiquement doublé avec le diclofénac comparé à l’ibuprofène ou au naproxène (figure 2).
Figure 1. Incidence des accidents thromboemboliques veineux. La figure montre le taux d’incidence des accidents thromboemboliques veineux lors de l’utilisation de contraceptifs hormonaux seuls en fonction de leur niveau de risque thrombogène (colonnes de gauche) ; lors de l’utilisation d’AINS seuls (colonne centrale) ; et lors de l’utilisation concomitante de contraceptifs hormonaux et d’AINS (colonnes de droite). Les taux sont calculés par rapport à des femmes n’utilisant pas de contraception hormonale et ne prenant pas d’AINS (taux de référence = 1). L’indice est ajusté en fonction de l’ensemble des facteurs de confusion indiqués dans le tableau 1.
Figure 2. Incidence des accidents thromboemboliques veineux lors de la prise d’AINS seuls en fonction de la nature de la molécule. Même légende que dans la figure 1.
Prise d’AINS chez une femme déjà utilisatrice d’une contraception hormonale
On considère maintenant les conséquences d’une prescription incidente d’AINS chez une femme déjà utilisatrice de contraception hormonale. Cette façon de présenter les résultats a le mérite d’être plus proche des situations cliniques, où il s’agit le plus souvent de prescriptions de court terme indiquées pour le traitement de douleurs temporaires aiguës. Le paramètre calculé est le surcroît d’accidents thromboemboliques observés pendant la 1re semaine de prise d’AINS. De nouveau, on n’observe pas d’augmentation du nombre d’accidents thromboemboliques veineux chez les utilisatrices de contraception hormonale à risque thrombogène « faible ou nul ». En revanche, chez les utilisatrices de contraception hormonale à risque thrombogène moyen » ou « élevé », il existe un surcroît d’accidents de 11 à 23 pour 100 000 femmes, respectivement (figure 3).
Figure 3. Surcroît d’accidents thromboemboliques veineux chez une femme déjà utilisatrice de contraception hormonale en cas de prise d’AINS. La figure montre le surcroît d’accidents thromboemboliques veineux observés pendant la 1re semaine de prise d’AINS, chez les femmes soit non utilisatrices de contraception hormonale et chez les femmes déjà utilisatrices, selon le niveau de risque thrombogène de la contraception hormonale utilisée. Les taux sont exprimés pour 100 000 femmes pendant la 1re semaine de prise de l’AINS.
Quelle attitude adopter en pratique ?
La réponse des auteurs de l’étude est très mesurée et prudente. Tout en confirmant l’augmen tation statistique du risque thromboembolique lors de la prise d’AINS chez une femme utilisatrice de contraception hormonale, ils soulignent que le risque absolu reste faible. Dans le cas le plus défavorable (diclofénac chez une femme sous contraceptif hormonal à risque thrombogène « élevé »), l’excès de risque reste inférieur à 0,02 pour 100 années‐femmes. Les auteurs de l’article ne recommandent pas l’arrêt de la contraception hormonale, mais tout au plus la substitution par un contraceptif à risque thrombogène « faible ou nul ».
Contraception hormonale, accidents thromboemboliques veineux et infection par le SARS-CoV-2
L’infection par le SARS‐CoV‐2 s’accompagne d’une incidence élevée d’accidents thrombo emboliques. Il s’agit majori tairement d’accidents veineux (phlébites profondes et embolies pulmonaires), mais également artériels. Ces accidents sont généralement observés chez les patients hospitalisés en raison de la sévérité de leur atteinte, en particulier en unité de soins intensifs. Leur prévalence dans cette population peut atteindre jusqu’à un quart des patients. Cependant les accidents surviennent également chez des patients présentant une forme peu sévère. L’ensemble de ces observations suggère l’existence d’un état d’hypercoagulabilité en cas d’atteinte Covid‐19, si bien qu’un premier réflexe serait de proposer chez ces patientes la suppression des prescriptions d’estrogènes en raison de leur effet sur la coa gulation. En réalité, le rôle des estrogènes au cours du Covid est complexe, et les décisions thérapeutiques doivent être nuancées.
Physiopathologie des anomalies de la coagulation au cours du Covid
L’hypercoagulabilité rencontrée en cas de Covid‐19 n’est pas due primitivement à une augmentation des facteurs de la coagulation, mais elle est la conséquence des lésions endothéliales causées par le virus et de la réaction inflammatoire qui en résulte (« thrombo‐inflammation »).
Dans un premier stade correspondant aux formes paucisymptomatiques, la libération de virus par les cellules épithéliales et endothéliales infectées déclenche une réaction inflammatoire locale. À un stade plus sévère, on assiste à une réaction inflammatoire systémique. La libération des cytokines pro‐inflammatoires devient incontrôlée (« orage cytokinique »). Les lésions endothéliales sont importantes, ce qui entraîne en cascade : exposition des structures thrombogènes de la paroi des vaisseaux (tissu collagène, facteur tissulaire, molécules d’adhésion plaquettaire…), activation des plaquettes et de la voie de la coagulation extrinsèque, formation de microthrombi dans les vaisseaux pulmonaires et éventuellement une microangiopathie systémique. Exsudation dans le tissu pulmonaire, occlusion des vaisseaux pulmonaires et altération du flux vasculaire pulmonaire concourent au syndrome de détresse respiratoire aiguë et à la défaillance multiviscérale(2).
Les thromboses observées dans la circulation artérielle pulmonaire surviennent donc selon un mécanisme qui met en cause prioritairement la voie de la coagulation extrinsèque. Il est distinct des situations observées lors des migrations d’emboles venus de la circulation veineuse périphérique. Il n’y a pas d’élément indiquant qu’une augmentation des facteurs de la coagulation soit impliquée au premier chef qui serait à relier aux estrogènes.
Influence des estrogènes sur la sévérité de l’atteinte Covid19
Une des rares études comparatives confirme que le risque de présenter un accident thrombotique veineux est augmenté chez les femmes utilisatrices d’estrogènes administrés par voie orale. Par contraste, plusieurs études de cohorte indiquent que les estrogènes sont associés à une moindre gravité clinique en cas de l’atteinte par le Covid‐19.
La mortalité liée au Covid‐19 est, à âge égal, plus basse chez les femmes que chez les hommes ; cette différence disparaît après la ménopause. La mortalité est également plus basse chez les patientes utilisant des estrogènes dans le cadre du traitement hormonal de la ménopause en comparaison avec les femmes des groupes contrôles.
Le mécanisme de la protection par les estrogènes est peut‐être à rechercher au niveau de la réponse immunitaire. Différentes analyses montrent que l’estradiol favorise la réaction immunitaire antivirale, avec une plus forte réponse des cellules T. Il entraîne une diminution de la production des cytokines pro‐inflammatoires (IL‐6, IL‐8, IL‐18) et une augmentation de réponse en cytokines anti‐inflammatoires(3).
Autre hypothèse : l’effet de l’estradiol pourrait être médié par son action sur la régulation des taux d’ACE2. Cette enzyme, présente au niveau des endothéliums vasculaires, exerce physiologiquement des effets bénéfiques, vasodilatateurs, anti‐inflammatoires, et anticoagulant. Son expression est plus élevée chez les sujets jeunes que chez les sujets âgés, et chez les femmes que chez les hommes. Plusieurs études ont montré que les estrogènes stimulent l’expression de l’ACE2 au niveau des cellules endothéliales, en particulier des poumons et du cœur. En fait, les résultats concernant la régulation du taux d’ACE2 par l’estradiol ne sont pas tous concordants. De plus, l’ACE2 agit comme récepteur du virus SARS‐CoV‐2, dont elle constitue la porte d’entrée dans les cellules cibles. Il existe donc une contradiction entre un effet physiologique protecteur de l’ACE2 et son rôle de porte d’entrée du virus dans les cellules.
Quelle attitude adopter en pratique ?
La décision thérapeutique sur le maintien ou l’arrêt des estrogènes en cas d’infection par le Covid‐19 met en balance, d’une part, les possibles effets délétères sur la coagulation et, d’autre part, les effets positifs sur l’évolution de l’infection.
Les diverses recommandations publiées, dont une recommandation française d’avril 2020(b), prônent pratiquement toutes une attitude graduée en fonction de deux paramètres : la gravité de l’atteinte virale et l’existence de cofacteurs de risque thrombogène. Le tableau 3 synthétise les principales recommandations concernant l’utilisation de contraceptifs oraux combinés.
* Liste : voir texte.
** Par exemple : fièvre, alitement, monitorage respiratoire à domicile.
*** Passage à la voie transdermique (avantage non prouvé sur la coagulation), utiliser une association contenant un progestatif de 2e génération, ou utiliser un progestatif pur.
**** Pour certaines recommandations : passage envisageable à la voie transdermique ou à un progestatif pur.
• Formes asymptomatiques ou peu sévères
On n’observe pas ici d’anomalies de la coagulation. La majorité des recommandations indiquent en conséquence qu’il n’est ni nécessaire d’interrompre ni de modifier une prescription de contraceptifs oraux combinés. Certaines recommandations conseillent en outre de tenir compte de la présence éventuelle de facteurs additionnels de risque thrombogène. Il peut s’agir de facteurs de risque généraux (âge > 35 ans, antécédents thromboemboliques ou de thrombophilie, tabac, alitement ou immobilisation complète prolongée, intervention chirurgicale récente, cancer évolutif…) ou de comorbidités (en particulier diabète, obésité avec IMC > 30, pathologies cardiaques ou rénales, pathologies où existe une dysfonction endothéliale). Il est proposé alors de remplacer les associations les plus thrombogènes soit par des associations administrées par voie transdermique, soit par des associations à base de progestatif de 2e génération, voire de changer pour une contraception par progestatif pur. Certaines rares recommandations prônent l’administration d’une héparine de bas poids moléculaire dans ces formes.
• Formes sévères
Sont concernées les patientes ambulatoires nécessitant un monitorage de la fonction respiratoire et les patientes hospitalisées, en particulier en unités de soins intensifs. Le principe général est l’arrêt des estrogènes oraux et l’administration d’une héparine de bas poids moléculaire à dose soit prophylactique soit thérapeutique, selon la gravité de l’atteinte Covid‐19 et les protocoles locaux (tableau 3).
Les préconisations concernant les traitements hormonaux de la ménopause ou le traitement hormonal adjuvant du cancer du sein hormonodépendant type tamoxifène suivent le même schéma.
a. Meaidi A, Mascolo A, Maurizio Sessa M et al. Venous thromboembolism with use of hormonal contraception and non‐steroidal anti‐inflammatory drugs: nationwide cohort study. BMJ 2023 ; 6 : 382:e074450.
b. Collège national des enseignants de gynécologie médicale et UF. Hémostase clinique de Cochin. Prévention du risque thromboembolique veineux chez les femmes Covid + non hospitalisées utilisant un traitement hormonal (contraception, traitement hormonal de ménopause, tamoxifène). Avril 2020.
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