Publié le 07 jan 2019Lecture 10 min
Cancers du sein avec récepteurs hormonaux positifs
Daniel ROTTEN, Hôpital Delafontaine, Saint-Denis
Faut-il tenir compte des facteurs de risque de récidive pour choisir entre des durées d’administration de 5 ou 10 ans ?
• Pan H, Gray R, Braybrooke J, Davies C, Taylor C, McGale P, Peto R, Pritchard KI, Bergh J, Dowset M, Hayes DF; EBCTCG. 20-year risks of breast-cancer recurrence after stopping endocrine therapy at 5 years. N Engl J Med 2017 ; 377 : 1 836-46.
• Abderrahman B, Jordan VC. Rethinking extended adjuvant antiestrogen therapy to increase survivorship in breast cancer. JAMA Oncol 2018 ; 4 : 15-6.
Chez les patientes ayant un cancer du sein à un stade limité et avec récepteurs hormonaux positifs, le traitement adjuvant par antiestrogènes réduit l’incidence des récidives locales, des récidives à distance, la survenue de cancers controlatéraux et la mortalité par cancer du sein, donc in fine la mortalité toutes causes confondues(1,2).
Ainsi, d’après la métaanalyse publiée en 2011 par l’Early Breast Cancer Trialists’ Collaborative Group (EBCTCG), après 5 ans de tamoxifène, on observe un taux de récidives tumorales de 16,4 % contre 28,7 % chez les témoins, soit une baisse de 40 % en valeur relative (et 12 % en valeur absolue)(1). De plus, il existe un effet de report : le bénéfice se poursuit pendant les 5 années qui suivent l’arrêt de la prise. Le taux de récidives à distance est de 25,9 % chez les patientes ayant préalablement pris du tamoxifène contre 40,1 % chez les patientes n’en ayant pas pris, soit une réduction du taux de récidives de 30 % en valeur relative (et 14 % en valeur absolue). Sur 15 ans (les 5 années de prise inclues), la mortalité par cancer passe de 13,2 % à 9,2 %, soit un gain de 4 % (30 % en valeur relative). L’efficacité des inhibiteurs d’aromatase est encore plus marquée (15 % de gain de mortalité par cancer en valeur relative par rapport au tamoxifène sur 10 ans, dont les 5 années de prise). On trouvera dans le 2e article analysé ci-après l’explication du phénomène de report proposée par V.C. Jordan, ouvrant d’intéressantes perspectives thérapeutiques(3).
Quelles patientes tireront un bénéfice du traitement prolongé ?
Plusieurs études – mais pas toutes(4) – ont montré qu’allonger la durée d’administration des anti-estrogènes au-delà de 5 ans augmente l’efficacité thérapeutique. C’est en particulier le cas avec le tamoxifène, mais cela ne semble pas se confirmer avec les inhibiteurs d’aromatase. Dans tous les cas, allonger la durée d’administration se fait au prix d’un accroissement des effets secondaires et des complications. La plupart affectent la qualité de vie, comme les symptômes ménopausiques, les douleurs articulaires et les syndromes du canal carpien. D’autres, rares, peuvent mettre en jeu le pronostic vital comme les embolies pulmonaires, les cancers de l’endomètre et les fractures ostéoporotiques. Dès lors, la prolongation éventuelle de la prescription ne doit plus se raisonner de manière binaire, mais en termes de risques vs bénéfices.
La question n’est plus « une administration d’antiestrogènes pendant 10 ans est-elle plus efficace qu’une administration pendant 5 ans ? », mais devient « quelles patientes tireront un bénéfice à continuer les antiestrogènes au-delà de 5 ans ? ».
En raison de l’effet de report, il faut donc poursuivre le recueil de données pendant une période allant bien au-delà des 5 ans de prise pour avoir une idée précise de l’efficacité du tamoxifène. Les investigateurs de l’EBCTCG, sous la plume de H. Pan et coll. (2017), ont fait une métaanalyse destinée à répondre à cette question(2). Ces investigateurs sont restés fidèles à leur méthodologie, puisqu’il s’agit d’une métaanalyse faite à partir des données individuelles des patientes et incluant 88 essais randomisés. Font l’objet de l’analyse les patientes ayant un cancer avec récepteurs hormonaux positifs, de taille T1 ou T2, ayant jusqu’à 9 ganglions axillaires envahis, âgées de moins de 75 ans lors du diagnostic et ayant reçu du tamoxifène pendant 5 ans. Environ trois quarts des patientes ayant des ganglions positifs ont reçu une chimiothérapie, mais l’existence ou l’absence de chimiothérapie lors du traitement initial n’est pas prise en compte ici (la chimiothérapie n’affectant pas l’efficacité du tamoxifène, que leur administration soit concomitante ou séquentielle(1)).
Une première analyse des patientes porte sur la totalité de la période d’étude, c’est-à-dire du début du traitement par tamoxifène jusqu’à 20 ans de suivi (74 194 patientes, 78 essais). La deuxième analyse (62 923 patientes, 88 essais) porte uniquement sur des patientes qui auraient été susceptibles d’être éligibles à une prolongation du traitement adjuvant par antiestrogènes à l’issue d‘une première séquence de 5 ans de tamoxifène. Différence : les patientes ayant interrompu la prise médicamenteuse avant l’échéance de 5 ans et les patientes ayant présenté une complication tumorale (récidive ou cancer controlatéral) avant cette date sont exclues. Cette deuxième analyse porte donc uniquement sur le devenir, pendant une période de 15 ans, de patientes ayant initialement pris du tamoxifène pendant 5 ans. Elle répond plus directement à la question posée. Les données sont analysées en fonction de la taille tumorale (T1 ou T2), du nombre de ganglions axillaires envahis (0, 1-3, 4-9), et des principaux marqueurs biologiques des tumeurs.
Cinétique des complications
Analyse portant sur l'ensemble de la période d'observation
Les complications surviennent de façon continue, presque linéaire, tout au long de la période d’observation. Tailles tumorales T1 et T2 confondues, l’incidence annuelle des récurrences tumorales à distance est en moyenne de 1,1 % chez les femmes ayant initialement des ganglions axillaires indemnes (figure 1A), soit une incidence cumulée à 20 ans de 22 %. L’incidence annuelle ne varie pratiquement pas au cours du temps. Chez les patientes ayant initialement 4 à 9 ganglions axillaires envahis, le taux de récurrences tumorales est doublé. Il est en moyenne de 2,6 %par année (incidence cumulée à 20 ans : 52 %). La mortalité par cancer suit une évolution de même type, avec une incidence annuelle moyenne de 0,8 % dans le groupe ayant des ganglions axillaires indemnes (incidence cumulée à 20 ans : 15 %). Elle est trois fois plus élevée chez les patientes ayant initialement 4 à 9 ganglions axillaires envahis (2,5 % par année, incidence cumulée à 20 ans : 49 %) (figure 1A).
Analyse portant sur les seules patientes indemnes de récidive après 5 ans de prise de tamoxifène (années 5-20)
L’incidence des récidives tumorales à distance varie selon les caractéristiques T et N de la tumeur initiale. Elle est inférieure à 1 % par année chez les pa tientes initialement classées T1 N0 (figure 1B), soit une incidence cumulée à 15 ans de suivi post-tamoxifène de 13 %. Elle est près de 4 fois plus élevée chez les patientes initialement classées T2 N4-9 (incidence annuelle moyenne de récidives tumorales de 2,7 % par an ; incidence cumulée à 15 ans de suivi post-tamoxifène : 41 %) (figure 1B). La mortalité par cancer suit une évolution parallèle : incidence annuelle moyenne de 0,9 % par an ; incidence cumulée à 15 ans de suivi post-tamoxifène : 29 % (figure 1B).
Figure 1. Incidence cumulée sur 20 ans des récurrences tumorales et de la mortalité à long terme.
A. Cohortes des patientes devant prendre 5 ans de tamoxifène.
B. Cohortes des patientes ayant pris 5 ans de tamoxifène.
Facteurs de risque de complication tumorale
L’analyse par sous-groupes montre que certains facteurs de risque élevés de complication tumorale (récurrence locorégionale ou à distance, ou mort par cancer) diffèrent entre les périodes d’observation.
Que ce soit pendant la période de prise du tamoxifène (années 0-5) ou les années qui font suite à l’arrêt de la prise (années 5-20), trois paramètres représentent des facteurs de risque élevés de complication tumorale : la taille tumorale et le statut ganglionnaire initiaux et le jeune âge lors du diagnostic.
Le grade tumoral et un taux élevé d’anticorps Ki 67 représentent des facteurs de risque intermédiaires pendant la période de prise thérapeutique. Ainsi, pour le groupe de meilleur pronostic T1 N0, le risque de récurrence à distance passe de 10 % en 15 ans en cas de bas grade à 17 % en cas de haut grade, soit une différence de 0,5 % d’incidence annuelle moyenne.
La positivité du récepteur à la progestérone et le statut HER2 positif ont une valeur pronostique faible pendant la période de prise. Elle disparaît au-delà (tableau). On peut noter que la taille tumorale et le statut ganglionnaire initiaux n’ont pas d’influence sur le taux de survenue de cancers du sein controlatéraux.
Première conclusion
• Cette métaanalyse confirme qu’au décours de 5 ans de tamoxifène, le taux de complications tumorales reste non négligeable. Le taux cumulé de complications tumorales à 20 ans varie entre 13 % dans le sousgroupe de meilleur pronostic (T1 N0) à 49 % chez les patientes initialement classées T2 N+(3-9).
• Les facteurs de risque de complications tumorales à distance les plus élevés sont la taille tumorale, l’envahissement ganglionnaire axillaire et l’âge de la patiente lors du diagnostic. Après prise en considération de ces paramètres, pour les années qui suivent 5 ans de tamoxifène, grade tumoral et marqueur Ki67 ont une valeur prédictive faible sur le taux de survenue des complications tumorales ; positivité du récepteur à la progestérone et statut HER2 positif ont une valeur pronostique nulle.
Ces informations doivent être prises en considération dans la réflexion bénéfice/risque de continuer ou non les anti-estrogènes au-delà de 5 ans.
Peut-on mettre à profit l’effet de report pour éliminer les micrométastases résistantes aux antiestrogènes de première ligne ?
Certes, la prise d’un traitement adjuvant par anti-estrogènes (tamoxifène ou inhibiteurs de l’aromatase) pendant 5 à 10 ans permet une diminution statistiquement significative du taux de récidives tumorales et de la mortalité par cancer du sein. Les anti-estrogènes ayant un effet cytostatique plutôt que cytotoxique, on pouvait craindre un rebond tumoral à l’arrêt du traitement sous l’effet de l’estradiol endogène. Or, c’est l’inverse que l’on observe : le bénéfice persiste à l’arrêt de la prise, et cela pendant au moins 5 ans.
Cet effet de report paradoxal de l’effet du tamoxifène (carry over effect) est rapporté à un changement de chimiosensibilité des cellules tumorales constituant d’éventuelles micrométastases.
Ce mécanisme a été démontré expérimentalement sur des cultures cellulaires. Sous la pression de la sélection, on voit émerger des clones résistants, voire même devenus dépendants des antiestrogènes pour leur survie et leur croissance. Pour ces clones, les estrogènes ajoutés au milieu de culture induisent l’apoptose cellulaire et deviennent cytotoxiques.
C’est un mécanisme de ce type qui serait en cause après une prise adjuvante prolongée d’antiestrogènes. À l’arrêt de la prise, les estrogènes naturels présents induiraient alors l’apoptose des clones devenus résistants aux anti-estrogènes. Sur cette base, les investigateurs de l’International Breast Study Group (IBSG) ont entrepris un essai clinique en 2007. Ils ont inclus des patientes ayant initialement un cancer opérable, positif pour les récepteurs aux estrogènes et à haut risque de récidive du fait d’un envahissement lymphatique axillaire. Les patientes étaient indemnes de toute récidive tumorale à l’issue d’un premier traitement adjuvant par anti-estrogènes administré pendant 5 ans. La randomisation comportait deux bras :
– administration de létrozole en continu pendant 5 ans supplémentaires pour le premier (n = 2 426) ;
– dans le deuxième, administration discontinue de létrozole, sous forme de 4 séquences de 9 mois de prise suivies chacune de 3 mois d’épuration, pendant lesquels le traitement est interrompu. La cinquième année consiste en une prise de létrozole sans interruption (n = 2 425). Les périodes d’épuration sont destinées à permettre à l’effet cytotoxique de l’estradiol endogène de s’exercer.
Le résultat de cette étude a été publié par M. Colleoni et coll. en 2017(5). Il est décevant : il n’y a pas de différence entre les deux bras, tant en termes de taux de récidive tumorale que de mortalité. Les résultats cliniques ne reproduisent donc pas les effets expérimentaux, du moins dans les conditions de l’essai.
Comment expliquer cet échec ?
Les responsables de l’étude discutent les causes possibles de cet échec. Première hypothèse : l’alternance 9 mois de traitement et 3 mois de période d’épuration n’est peut-être pas la séquence chronologique optimale. Pistes alternatives : le délai d’observation au décours de la période de prise supplémentaire est trop court pour que l’on puisse observer un effet, ou bien les taux d’estrogènes endogènes sont insuffisants pour exercer un effet cytotoxique.
Une autre lecture des résultats de cet essai est proposée par B. Abderrahman et V.C. Jordan (pour rappel, ce dernier est le père de l’utilisation du tamoxifène à titre adjuvant dans les cancers du sein hormonosensibles). Si elle est confirmée, leur hypothèse permettra d’explorer une voie thérapeutique nouvelle(3). En effet, pour ces auteurs, contrôler les micrométastases dormantes qui persistent malgré l’administration adjuvante d’anti-estrogènes nécessite d’introduire dès ce moment les thérapeutiques hormonales de deuxième ligne, actuellement utilisées uniquement après l’échec des antiestrogènes. B. Abderrahman et V.C. Jordan rappellent que le tamoxifène était initialement utilisé dans le traitement des cancers métastatiques, avant de voir sa place étendue au traitement adjuvant préventif. Ils proposent d’envisager une évolution du même ordre avec les thérapeutiques personnalisées (ils citent comme exemples les inhibiteurs de kinases évérolimus et palbociclib). Puisque l’étude de M. Colleoni et coll. a démontré qu’une interruption de 3 mois de prise ne compromet pas l’efficacité des antiestrogènes adjuvants lorsqu’elle a lieu après une prise préalable longue (5 ans), il devient possible de mettre à contribution cette fenêtre pour administrer des thérapeutiques personnalisées.
Dans cette configuration, le schéma thérapeutique pour les patientes à risque élevé de récidive tumorale deviendrait le suivant :
– 5 ans d’antiestrogènes adjuvants ;
– interruption de 3 mois pendant laquelle sont administrées des thérapeutiques de deuxième ligne ;
– enfin, reprise d’antiestrogènes pendant (au moins) 5 ans (figure 2).
Figure 2. Proposition d'utilisation des thérapeutiques ciblées en prévention, selon B. Abderrahman et V.C. Jordan.
Cette proposition sous-entend que plusieurs conditions soient réunies, dont la première sera de définir le cocktail de molécules cytolytiques le plus efficace. Mais il comporte deux intérêts : antiestrogènes et drogues personnalisées ne sont pas administrés simultanément, ce qui évite un effet additif éventuel des effets secondaires ; également, ce protocole est basé sur une durée courte d’administration des thérapeutiques personnalisées, ce qui est important à considérer pour des molécules extrêmement onéreuses, administrées en situation préventive.
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